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Mêler la fiction et l’Histoire

Par Paula Fleming

mardi 15 juillet 2008.

Traduction par Freyja


L’idée d’écrire cet article m’est venue alors que j’essayais de lire un roman historique exécrable. L’histoire avait un rapport avec la rébellion irlandaise de 1916 et les événements qui y ont conduits. La fiction se concentrait surtout le développement de la vie sexuelle de deux catholiques irlandais réprimés. Le récit était bien fouillé et bien interprété. La fiction n’était toutefois pas bien exécutée.

Sur le point d’abandonner à la moitié du livre, j’ai réfléchi au fait de mêler Histoire et fiction. Après tout, de telles associations représentent une part majeure du domaine fantasy/science-fiction, au point d’avoir leurs propres sous-genres, fantasy historique et uchronie. De même, les romans policiers et les histoires d’amour, ainsi que les récits fantasy/science-fiction qui combinent ces genres, utilisent souvent un cadre historique. Je me suis demandé : quelles approches consolident ces mélanges, et quelles approches en font un flop ?

La plupart des points suivants, sinon tous, s’appliquent à tout mêlange d’Histoire et de fiction, quels que soient les sous-genres considérés.

Cadre

La plupart des récits de fantasy et SF a un cadre autre que le ici-et-maintenant, nous sommes par conséquent habitués à retranscrire des environnements qui sortent de l’ordinaire à nos lecteurs. Utiliser un cadre historique implique deux considérations nouvelles.

À quel point le lecteur est-il familier avec l’époque historique ? Si vous écrivez pour un public Américain, il est raisonnable de s’attendre à ce que vos lecteurs aient des connaissances de base sur le Jour-J (l’invasion de la Normandie), le Dust Bowl des années 1930 [1] et la Convention Constitutionnelle de 1787. Cependant, même les lecteurs largement instruits peuvent ne pas être familiers avec l’invasion Japonaise de la Chine en 1937, la famine universelle dans l’Union Soviétique dans les années 30, et la déclaration Autrichienne d’indépendance de la Belgique en 1789.

Moins vos lecteurs connaissent cette période, plus vous devrez être "explicatif" dans votre histoire. Quelques lecteurs seront experts, mais ne vous occupez pas d’eux. Ils comprendront que la plupart des gens ne connaissent pas bien les personnes, les événements, les coutumes et les lieux en question, et ils seront patients pendant que le récit instruit ces derniers. D’un autre côté, ne soyez pas trop pressé de tout expliquer. Les lecteurs de SF/Fantasy notamment sont disposés à avancer péniblement dans une histoire en profondeur sans tout comprendre de son monde, du moment que c’est une bonne histoire et que la manière dont le monde fonctionne leur est finalement révélée. Nous, les fans de SF/Fantasy sommes également disposés à apprendre sur les gens, les lieux et les événements dont nous n’avons jamais entendu parler auparavant, alors ne soyez pas effrayés par l’histoire "inconnue" (inconnue pour la plupart de vos lecteurs — évidemment pas pour les personnes impliquées).

Quelle quantité de détails devez-vous fournir ? Beaucoup. C’est comme si vous placiez votre histoire sur une autre planète, sauf que, ironiquement, vous avez probablement davantage de détails à fournir. Lorsque l’on lit quelque chose à propos d’une autre planète, les lecteurs ont besoin d’en savoir juste assez pour comprendre l’histoire. Dans la fiction historique cependant, les lecteurs sont en attente de la joie particulière liée à leur participation, quoique par procuration, à des événements réels, dans des lieux réels avec des personnes réelles. C’est réjouissant de descendre une rue du Londres médiéval lors d’une procession religieuse ou de déclamer un discours au Sénat de Rome. Pourquoi est-ce si plaisant ? Parce que l’on a véritablement une chance de voyager dans le temps. Alors ne vous privez pas de descriptions — elles constituent au moins la moitié des réjouissances.

Intrigue

Vous avez plusieurs choix possibles ici, mais quoi que vous décidiez, votre histoire doit impliquer les personnages en tant qu’acteurs-clés. S’ils ne sont que spectateurs des événements, même s’ils sont intéressants, nous ne serons pas passionnés en tant que lecteurs. Comme dans toute autre histoire, nos protagonistes doivent avoir des opportunités de prendre des décisions, d’agir, et d’avoir des révélations soudaines (ou bien d’échouer).

L’une des possibilités est de choisir une époque intéressante mais d’impliquer vos personnages dans un "événement" inventé, jamais mentionné par les livres d’Histoire pour une raison ou pour une autre. Un tel "événement" doit rejoindre ce que l’on trouve dans les livres. Nadya de Pat Murphy, Beloved, de Toni Morrison et La forteresse noire de F. Paul Wilson sont des exemples de cette approche. En dehors de la SF/Fantasy, Bernard Cromwell s’en sort très bien de cette manière dans ses séries traitant des guerres Napoléoniennes et de la guerre de Sécession. Dans ses livres, ses protagonistes jouent habituellement des rôles-clés dans des événements historiques majeurs, typiquement lors d’événements contenant une foule de personnes, où l’on ne remarque pas leur intrusion. Parfois, il leur assigne un rôle joué par une autre personne, réelle celle-ci (avec des excuses pour les personnages historiques à la fin du livre) et parfois, il fait d’eux la cause d’événements historiques que les historiens ne peuvent pas expliquer (par exemple, la stratégie de Robert E. Lee trouvée par les Nordistes, emballée avec des cigares dans un champ).

Un autre choix est de changer l’histoire, et d’aller de l’avant à partir de cela. Le catalyseur du changement peut être une intervention extérieure. Par exemple, dans Guns of the South de Harry Turtledove, les Sud-Africains blancs racistes remontent le temps avec une technologie futuriste pour créer un Sud des USA de manière à pouvoir y vivre. Dans ses séries sur la Seconde guerre mondiale, des aliens attaquent la Terre juste au moment où la guerre tourne au désavantage des puissances de l’Axe. Tour à tour, le récit peut admettre qu’un événement s’étant déroulé d’une façon peut le faire d’une autre, comme dans Lion’s Blood de Steven Barnes, dans lequel Socrate fuit Athènes et survécut, entraînant une chaîne d’événements qui conduisirent à la colonisation de l’Amérique par des Africains islamiques. Une autre alternative serait d’utiliser une époque historique comme ligne directrice mais de s’en écarter librement. Par exemple, la trilogie des Rois de Katherine Kurtz, se déroule dans une Angleterre médiévale à peine déguisée, dans laquelle les rituels catholiques et la magie ne font qu’un mais les types d’intrigue politique et la guerre sont très familiers. De la même manière, la série Kushiel’s Dart de Jacqueline Carey se passent dans un monde que l’on reconnaît clairement comme l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique en transition entre l’époque médiévale et la Renaissance — portrait complet avec les Juifs, les Bohémiens, et les tribus d’envahisseurs germaniques — mais où la religion européenne dominante est polythéiste, où les dieux s’interposent, et où certaines magies fonctionnent.

Dialogue

Les bonnes règles du dialogue s’appliquent toujours. Nous ne souhaiterions jamais écrire un dialogue de la manière réelle dont les gens parlent — ce serait presque incompréhensible. Lorsque nous introduisons des dialectes, nous devrions en utiliser un soupçon pour garder le texte lisible et pour ne pas parodier nos personnages. Dans un travail historique, le dialogue ne doit pas être trop historique — quelques termes désuets suffiront. De la même manière, comme dans tout autre type d’histoire, nous n’utilisons pas de dialogues pour assommer le lecteur avec des informations. Les personnages soutiennent des conversations. Ils ne se déclament pas d’essais les uns aux autres pour édifier le lecteur, tout comme ils ne se racontent de choses qu’ils savent déjà. "Hé Bob, les Romains nous dominent depuis des décennies." Bob : "Ouais, mais beaucoup ont rejoint les légions et s’en sortent bien." Gaah !

Point de vue

Le maniement du point de vue (POV) dans un travail historique peut être un vrai défi. Les personnages de l’époque ne remarquent pas les mêmes choses que nous, nous remarquerions. Deirdre, la magicienne médiévale ne pensera pas, "Personne dans l’auberge n’a pris de bain depuis des mois, et la pièce empeste les odeurs corporelles." À moins que les magiciens n’aient des habitudes de toilette différentes, Deirdre a la même odeur qu’eux, et les gens ont toujours senti la même chose pour elle. Nous ne penserions pas, "Nous entrâmes dans la boîte de nuit bondée, et tout le monde portait des vêtements. Il y avait du tissu partout."

En même temps, ce sont exactement ces détails indigènes, ceux que crée l’époque historique, que veulent nos lecteurs (voir "Cadre" plus haut). Alors que faire ? Si Deirdre vient d’arriver de l’extérieur, son nez s’habituera à l’odeur de tant de corps, de la même façon que ses yeux vont s’adapter à la lumière blafarde. Elle remarquerait cela. Elle ne pensera pas aux habitudes de bain, parce que cela va se soi, mais elle pourrait ressentir une impression de confort venant de l’odeur des gens. Elle pourrait, par exemple, se souvenir avoir partagé un lit avec ses quatres soeurs en grandissant et la manière dont leurs corps et leurs odeurs autour d’elle étaient proches et sécurisants.

Recherches

Ailleurs, on a beaucoup écrit sur la façon de rechercher les cadres historiques. Je dirais juste ceci : si vous voulez écrire de la fiction mais que vous vous retrouvez à écrire un livre d’Histoire à la place, arrêtez-vous et réévaluez votre approche.

Les textes de science-fiction et de fantasy de Paula L. Fleming sont apparus dans nombre de publications, y compris gothic.net, Tales of the Unanticipated #20, #22 et #24, l’anthologie Such a Pretty Face de Meisha Merlin, et Extremes 3 : Terror on the High Seas de Loves Wolf Publishing. Diplômée de l’atelier Clarion (Clarion Workshop), Paula s’occupe d’une liste des marchés de fiction spéculative (mise àjour tous les trois mois). De jour, elle s’occupe des ressources humaines àla Wedge Community Co-op. Pour l’aider, elle a trois gros chiens, deux chats et un mari.

Cet article a d’abord été publié en anglais sur Writing-World.com - http://www.writing-world.com/.

Notes

[1] NdT : Le Dust Bowl est le nom donné à une série de tempêtes de poussière, véritable catastrophe écologique qui toucha, pendant près d’une dizaine d’années, la région des grandes plaines aux États-Unis et au Canada dans les années trente (Source : Wikipedia).

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